Un soir d'été, il fait chaud et pendant une insomnie je pense à l'arrêt Société Générale de 1996 (travailliste de jour et de nuit évidemment 😂).
Et... c'est quoi l'arrêt Société Générale me direz-vous ?
Pour la faire courte, c'est l'ARRÊT hype du droit du travail qui a permis de définir les contours de la subordination juridique (pour les publicistes aguerris, c'est un peu votre lancer de nains de Morsang-sur-Orge).
La subor... quoi ?
La subordination juridique.
Bon allez, petit point juridique rapide pour tout le monde.
Reprenons donc les bases (simple, basique, hop vous l'avez dans la tête 🎶)
LE CONTRAT DE TRAVAIL
Le contrat de travail c'est un... contrat.
Sans blague vous allez me dire...
Bon... mais qu'est-ce que ça veut dire ?
Tout simplement que deux personnes s’obligent l’une envers l’autre : le salarié fournit un travail pour l’employeur en échange de quoi celui-ci perçoit une rémunération.
Captain obvious pour vous servir ! 🦸🏻♀️
Blague à part, ce contrat n’a pas de définition légale (je sais, c'est pratique, bienvenue dans le monde merveilleux des juristes), et c’est la jurisprudence qui en a dégagé les principales caractéristiques :
La fourniture d'un travail 👷🏻♀️
La rémunération 💶
Et…. Le fameux lien de subordination juridique.
Le revoilà !
Mais alors c'est quoi ce truc ?
Et bien c'est « l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
En résumé (et en français) cela signifie que quand ton salarié travaille mal malgré des directives de ta part, en tant qu’employeur, tu as le droit de le sanctionner👮🏻♀️
Et ce lien de subordination fait régulièrement parler de lui notamment dans différentes affaires qui ont fait couler beaucoup d'encre j'ai nommé les arrêts Ile de la tentation 🏝️, Miss France 👸🏻, Uber 🚕, Deliveroo 🚲 (encore un autre sujet passionnant).
Ceci étant dit... Revenons-en à nos moutons !
J'ai nommé... l'influence.
L'influence est devenu un business juteux pour les marques pour toucher un nouveau public, assurer une publicité moderne et indirecte et façonner leur image dans un tout nouveau genre.
Avec l'émergence des réseaux sociaux, personne n'est passé à côté de la tendance influence et de la récente loi de juin 2023 qui a tenté de remettre les pendules à l'heure, l'église au milieu du village, la barre sur les T, les points sur les i, bref, remettre de l'ordre.
Cette loi du 9 juin 2023 (la ref pour les flemmards : n°2023-451) vise à "encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux".
Tout un programme !
Ce qui ressort notamment de la loi en question :
Une définition de l'influenceur : une personne (physique ou morale) qui, à titre onéreux, mobilise sa notoriété auprès de son public (ses "followers") pour faire la promotion de biens ou de services via des plateformes électroniques (Instagram, Linkedin, Tik-Tok, Snapchat.... ce que vous voulez)
L'obligation de rédiger un contrat écrit avec un certain nombre de clauses obligatoires (les missions, la rémunération qui peut être en espèce ou en nature, l'application du droit français, la durée de la collaboration, des éventuelles directives sur la promotion à faire, des éventuelles restrictions pour l'influenceur...)
Et, pendant mon réveil nocturne, je me suis posée une question simple : quel est le statut réel de ces influenceurs ? ne pourrait-on pas y voir un salarié déguisé ? quelle est la nature de ce contrat d'influence ?
Je vous le disais en introduction, le contrat de travail suppose 3 conditions :
Le travail
La rémunération
Le lien de subordination
Par ailleurs, il existe également des présomptions de salariat pour certaines professions à savoir :
le mannequinat (la ref : article L. 7123-3 du Code du travail)
les artistes du spectacle (la ref : article L. 7121-3 du Code du travail)
Voici donc une illustration de mon cerveau à 4h du matin en pensant à ces informations.
Et si l'influence était un contrat de travail déguisé ? 🤔
Après tout :
Le travail existe, il consiste à faire la promotion d'un produit / bien / service via les réseaux sociaux
La rémunération existe, la collaboration est rémunérée, ou des produits sont offerts, ou les influenceurs peuvent toucher des commissions via des liens affiliés (le droit du travail n'impose aucune rémunération en espèce comme on l'imagine classiquement pour un salarié)
Le lien de subordination peut exister, l'influenceur reçoit des directives strictes sur le contenu des promotions, le contenu est vérifié et modifié presque systématiquement par les marques, les influenceurs travaillent d'ailleurs parfois des années avec une même marque et peuvent faire des promotions presque quotidiennes pour un seul produit (il suffit de regarder les story Instagram des anciens candidats de télé-réalité pour y voir régulièrement les produits anti-cellulite, des petits berlingots pour maigrir, des bijoux plaqués or, des culottes menstruelles... la promotion de ces produits revient constamment chaque semaine voire parfois chaque jour)
Par ailleurs, s'agissant de la présomption de salariat :
Les influenceuses qui posent dans des vêtements / sous-vêtements ne sont-elles pas tout simplement des mannequins de la marque ? des égéries ? quelle est la différence avec des campagnes de publicité classiques si ce n'est qu'elles ont lieu sur la plateforme instagram (le plus souvent) ?
De même, une marque qui impose un script à suivre pour la promotion de son produit ne fait-elle pas de ces influenceurs des artistes du spectacle ? des acteurs qui tournent une publicité pour leur marque ?
Pour en avoir le coeur net, j'ai fait des petites recherches un peu poussées.
Voici ce qu'il en est ressorti :
SUR LA PRESTATION DE TRAVAIL
La jurisprudence considère que les tâches confiées au salarié sont accomplies à titre professionnel lorsqu'elles sont effectuées de manière habituelle afin de subvenir aux besoins liés à son existence et à ceux de sa famille.
Aussi, lorsqu'un influenceur collabore de manière ponctuelle avec une marque, ce critère me semble donc difficilement rempli puisque, poster quelques story et rédiger un post pour le compte d'une marque ne constitue pas un travail régulier.
En revanche, en cas de collaboration durable, de posts réguliers pour le compte d'une même marque, d'un partenariat également mis en avant par la marque et connu de tous (ce que l'on pourrait communément appelé "égérie"), la question se pose sérieusement.
La jurisprudence semble d'ailleurs également le considérer :
les animateurs de vente intervenant en grandes surfaces pour des opérations ponctuelles au profit d'une société de produits de la mer sont considérés comme des salariés par la Cour de cassation car ils travaillent au profit de la société dans le cadre d'un service organisé. En l'espèce les animateurs étaient pourtant recrutés et contrôlés par les grandes surfaces mais rémunérés par la société de produits de la mer (arrêt : Cass. soc., 10 octobre 2002, n°01-20.094)
dans le cadre de contrats de "commande de texte et de cession de droits d'auteurs" certains auteurs devaient se conformer aux indications et aux délais fixés par leur donneur d'ordre et s'engageaient à réaliser toutes les modifications données par ce dernier et étaient exposés à une cessation de l'exécution des missions et ont été considérés comme des salariés (arrêt : Cass. Civ 2e., 6 décembre 2006, n°05-13.307)
A mon sens, dans ces deux arrêts qui ne traitent pas directement du statut de l'influenceur peuvent permettre d'établir un rapprochement évident avec leur activité.
Aussi, ce critère de prestation de travail pourrait être considéré comme étant rempli par le juge, même en cas de collaboration plus ponctuelle (même si à mon sens, une requalification aurait moins de chance d'aboutir dans un tel cas).
SUR LA REMUNERATION
Ce critère me semble être le plus facile à caractériser dans le cas précis.
L'influenceur peut être rémunéré de différentes manières :
La rémunération en argent : "le partenariat rémunéré"
La rémunération en avantage en nature : le "produit offert"
La rémunération en commissions : "le lien affilié"
Or, la rémunération dans le cadre d'un contrat de travail n'est pas nécessairement une rémunération en argent.
Aussi, sur ce critère, il ne fait aucun doute qu'il existe dans le cadre de l'influence.
SUR LE LIEN DE SUBORDINATION
Comme toujours, ce critère est nécessairement au coeur du débat, comme pour toutes les affaires connues de requalification d'un contrat en contrat de travail.
Je vous le disais en introduction il s'agit d'exécuter un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l'exécution de la tâche et de sanctionner éventuellement les manquements de son subordonné.
Il est assez simple d'imaginer que la marque qui fait appel aux services d'un influenceur puisse lui donner des ordres et des directives et qu'elle puisse contrôler le travail qu'il fournit.
En effet, il n'est pas rare que des influenceurs l'évoquent : la marque impose régulièrement des textes, des horaires, des cadences, des images, des ambiances, des mises en scène même parfois pour la création de contenu.
Une fois le contenu réalisé, il est "validé" par la marque.
Aussi, on a bien un donneur d'ordre qui contrôle le contenu de l'influenceur.
Quid de la sanction ? En réalité, il semble assez peu probable qu'un influenceur puisse être sanctionné disciplinairement par une marque.
Pour autant, une marque peut parfaitement décider de mettre fin à un partenariat avec un influenceur pour X ou Y raison. Cela ne constitue-t-il pas une sanction ?
Quid également de la dépendance économique de l'influenceur qui travaille presque exclusivement avec une marque (qui, par exemple, présenterait différents produits, qui appartiendrait à un gros groupe...) ?
Finalement, comme c'est le cas dans le cadre du contrat de prestation de services, il convient donc pour la marque d'être particulièrement attentive lorsqu'elle travaille avec des influenceurs afin qu'ils préservent leur liberté.
Oui parce que la clé pour éviter la requalification c'est tout simplement la LIBERTE !
Plus l'influenceur est libre, moins il y aura un risque de requalification en contrat de travail.
Dans le cas contraire, il existe, à mon sens, un grand risque de requalification et de reconnaissance d'un lien de subordination juridique.
LA PRESOMPTION DE SALARIAT
Ce point reste un élément crucial de la question.
Pour rappel, l'artiste et le mannequin sont présumés être des salariés.
Or :
Est considérée comme exerçant une activité de mannequin, même si cette activité n'est exercée qu'à titre occasionnel, toute personne qui est chargée soit de présenter au public, directement ou indirectement par reproduction de son image sur tout support visuel ou audiovisuel, un produit, un service ou un message publicitaire doit de poser comme modèle, avec ou sans utilisation ultérieure de son image
L'influenceur qui va participer au tournage d'une publicité pour le compte d'une marque sera considéré comme un artiste par le code du travail
Ces situations semblent pourtant quotidiennes pour les influenceurs qui participent régulièrement à des campagnes de publicité pour les marques soit en tant que mannequins soit en tant qu'artistes.
Cette présomption de salariat pose, à mon sens, une véritable difficulté s'agissant du statut de l'influenceur.
A noter qu'il ne s’agit que d’une présomption simple, pouvant être renversée par la preuve contraire que le travailleur n’est pas salarié.
On en revient donc à la difficulté de la subordination juridique et au développement ci-dessus.
Vous l'aurez compris, le risque de salariat n'est pas très loin en ce qui concerne l'influenceur et il pourra, à mon avis, faire débat devant un Conseil de prud'hommes, une Cour d'appel et la Cour de cassation.
En effet, l'influence et la problématique du numérique ne cessent de challenger le monde du droit mais également le monde du travail qui doit s'adapter à ces nouveautés.
Le risque de requalification existe et implique de grosses conséquences et notamment à titre indemnitaire avec des rappels de salaires, des congés payés, des redressements URSSAF, des condamnations en dépassement de la durée maximale de travail, paiement d'heures supplémentaires, travail dissimulé...
La vigilance est donc de mise pour les marques qui souhaitent passer par ce type de contrats d'influence et, vous l'aurez compris, le plus important est d'éviter le lien de subordination.
L'arrêt Société Générale qui a été rendu depuis maintenant près de 30 ans reste encore aujourd'hui au coeur de ce débat de l'existence ou non du contrat de travail.
Un premier conseil : éviter d’imposer des horaires de travail, éviter que le prestataire ne rende des comptes régulièrement à l’entreprise, éviter les sanctions disciplinaires en cas de mauvaise exécution pour ne pas risquer une requalification du contrat en contrat de travail.
Le second conseil : confier la rédaction de vos contrats à un expert juridique (un avocat, un juriste) pour bien sécuriser vos pratiques car le jeu n'en vaut pas la chandelle.